L’autre versant de la naissance

Il est intéressant de noter l’idéalisation consensuelle des représentations portant sur la vie fœtale. Ce mécanisme de défense, l’idéalisation, permet généralement d’éviter de reconnaître l’ambivalence de nos sentiments et la culpabilité qui en découle. On le retrouve notamment dans les processus de deuils pathologiques quand l’objet d’amour perdu se trouve surinvesti, au point de signifier une perte indépassable.

  1. La douleur du détachement

Le deuil caractérise en même temps la perte d’un être cher et le processus psychique consécutif par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de son objet d’amour. Dans les deux cas, il renvoie à sa racine étymologique dolores, la douleur. Si l’usage du concept de deuil s’est étendu à d’autres registres, il concerne initialement la confrontation avec la mort, principale signifiant de la perte. Réelle, symbolique ou imaginaire, celle-ci se conjugue facilement avec le temps de la naissance. Peur de la douleur, que tout se déchire, peur de l’hémorragie, de se sentir partir, peur qu’il ne respire pas, qu’il ne crie pas…. les angoisses de perte sont légions en salle de naissance. Elles le sont d’autant plus que l’ambivalence n’est pas en reste. On la repère déjà dans le discours des parturientes qui ne peut se réduire à des facteurs hormonaux pour accompagner un cheminement à chaque fois singulier : « Cela fait des années que j’essaie d’avoir un bébé et maintenant que je suis tombée enceinte, il y a des moments où je me dis que je n’en veux plus ». La prise de conscience d’une colère à l’égard de ce bébé fuyant et de sa difficulté à s’attribuer une identité maternelle consistante a permis à Laura d’accepter mieux cette ambivalence de prime abord incompréhensible et dévalorisante.

Lors de l’accouchement, l’état émotionnel de la parturiente favorise une levée des inhibitions qui permet à l’ambivalence une expression plus bruyante . Peurs/envie, retenir/pousser, aimer/haïr sont traduits en des propos allant jusqu’à surprendre des soignants expérimentés.

En suite de couches, du fait de la réalité plus palpable du bébé, mais aussi de l’accession à la maternité, le baby-blues deviendra le moment privilégié de son élaboration. « C’est horrible de dire ça, je lui en veux de ne pas s’être retourné » dira Mylène effondrée, aux prises avec la culpabilité oppressante d’en vouloir à son enfant pour la cicatrice de sa césarienne.

Souvent occultée au profit de la joie des retrouvailles, la douleur du détachement à faire naître ainsi que sa résonance historique jouent un rôle déterminant dans le rapport à l’ambivalence et à la culpabilité. Les représentations dominantes de fusion et de bonheur supportent mal cette réalité. La douleur, surtout aiguë, est un signal d’alarme de l’organisme devant une atteinte remettant en cause son intégrité physique. En ce qui concerne l’accouchement, celle-ci s’attache principalement au travail, à l’expulsion et à la déchirure (ou cicatrice de césarienne), c’est à dire à l’expulsion elle-même depuis sa préparation jusqu’à ses conséquences potentielles. Sa transcription symbolique imprègne tout processus dynamique de séparation qui se réfère à expulser hors de soi au risque de la rupture, au risque de tout perdre. Expulsion et perte sont des mots incontournables au décryptage de la douleur et de sa subjectivité en maternité. Nous pouvons citer deux exemples de son intrication psychique :

1. Donner la vie confronte au risque de la perte, mais aussi l’impose à un autre, au moins son bébé. Le vécu de l’accouchement dépend pour beaucoup de la conviction plus ou moins établie d’avoir les moyens de l’encourir et de le dépasser pour soi et pour l’autre au travers de l’accès au maternel qui prend le relais de la matrice biologique. Quand ce n’est pas la cas, quand la mère n’advient pas, l’indignité s’installe envers ce bébé désabrité et sans son accueil, abandonné. Au lieu de la naissance se substitue l’errance. Des paroles comme « je me suis sentie partir » y trouvent fréquemment un écho. À l’inverse, la joie des retrouvailles traduit la prise de conscience d’en avoir triomphé.

2. Expulser requiert une participation active que les femmes traduisent timidement par le besoin de sentir leur bébé sortir. Ce moment est aussi redouté que désiré quand ce désir est permis, il peut être la source de fortes angoisses ou d’une sensibilité exacerbée à toute atteinte du corps. Devenir mère expulse sa mère d’une place afin de s’en saisir, ce qui relève d’un matricide symbolique au demeurant impossible à soutenir pour certaines femmes. Clara disait à ce propos : « quand j’ai annoncé à maman que j’étais enceinte, elle s’est mise en colère et m’a balancé que je ne me rendais pas compte du bordel que je mettais dans sa vie».

  1. Origine de la perte

Nous avons vu ailleurs (cf : sur la vie intra uterine) la capacité du fœtus humain à enregistrer ses conditions de vie. Le foetus n’est pas un être passif, nul ne peut nier son activité motrice ou sa capacité à apprendre et à réagir. Il ne se résume donc pas à une mémorisation de la vie foetale, il entretient un rapport à son milieu qui n’est autre qu’une relation, c’est-à-dire “un lien d’influence réciproque” (Grand Robert). Il n’y a rien de bien excentrique à affirmer cela, la relation de l’organisme à son milieu de vie est une loi du vivant.

Sur le plan biologique, le placenta est l’agent de cette relation qui assure la coexistence de ces deux corps maternel et foetal en un seul.

Sur le plan psychique, le cortex fait de même en établissant un trait d’union entre l’extérieur et l’intérieur à l’aide de ses capacités associatives et mémorielles. Il enregistre et intègre l’écosystème utéro-foetal dont l’empreinte cognitive résiduelle détermine la forme primordiale du Soi. Autrement dit, l’émergence et l’entretien du sentiment de soi reposent sur les capacités du cerveau humain à servir d’interface précoce entre le fœtus et son milieu. La structure humaine se fonde ainsi sur l’éprouvé d’un « Entre » (Bin Kimura), point d’ancrage constitutif de l’être. “Le sujet, point de contact de l’organisme et du milieu sans cesse rencontré, est le principe qui fonctionne comme fondement de la rencontre. Ce principe de rencontre ne peut absolument pas être saisi comme quelque chose, ni objectivement comme substance. L’organisme ne rencontre pas le milieu tel un objet car, en cette rencontre même, il s’y constitue comme sujet. Tant que l’organisme vit, le sujet ne peut longtemps disparaître : même si une relation est coupée, un autre rapport viendra donner naissance à un nouveau sujet.”…”cette crise, dangereuse pour le sujet, est aussi l’occasion de saisir l’existence du sujet sans cesse renaissant”1.

L’accouchement, en ce sens est une crise pour le foetus qui se caractérise par l’effraction brutale de la Différence au sein de sa relation de milieu, la lettre majuscule venant en souligner la radicalité. L’accouchement constitue une charge violente qui percute le foetus et s’oppose, dans l’immédiat, au maintien de l’homogénéité vitale (ou de la Totalité selon le concept développé par JM Delassus, fondateur de la maternologie) de son monde d’avant. Il peut être pensé à ce titre comme le signifiant du trauma : « lésion, blessure locale produite par un agent extérieur agissant mécaniquement » (Grand Robert). Cela confère ultérieurement à tous ces moments de vie où « plus rien ne sera comme avant », où la radicalité d’un événement délimite dans le vécu de la personne, un avant et un après ( cancer, perte d’un être cher, grave accident…). Nous ne parlons pas ici du traumatisme de la naissance, mais du trauma de l’accouchement :

  • Trauma, le choc

  • Traumatisme, lésions plus ou moins graves conséquentes au choc.

La naissance est précisément ce qui empêche au traumatisme d’advenir avec trop de séquelles. Elle s’entend sur un plan psychique comme une faculté d’acclimatation à l’actualité du monde, suspendue à la présence d’une correspondance natale. Si l’accouchement rompt la

continuité du sentiment d’existence, la naissance en préfigure des retrouvailles possibles. Les expériences répétées de cette alternance, pertes-retrouvailles, permettront au bébé d’intégrer une sécurité intérieure face à la discontinuité du monde.

  1. Préambule au deuil

Pour le moment, l’expulsion résonne d’abord comme l’envahissement d’un abîme. Tout de suite après le cri natal, l’enfant mis au contact de sa mère s’apaise et ouvre les yeux (proto-regard) pendant les deux premières heures environ. Ses pupilles dilatées, liées à la décharge de catécholamines du travail, lui confèrent un regard particulier très proche sur un plan clinique de l’état de sidération.

Le déni, mécanisme de défense archaïque, y succède en général. Il s’agit peut-être du premier des mécanismes de défense, relevant plus d’un automatisme de sauvegarde des prérogatives psychiques primaires que d’une stratégie adaptative. Il n’est pas observable en tant que tel, mais le repli sur soi ou la régression dans le sommeil généralement constaté au cours des 24 ou 48 premières heures s’en rapproche au plus près.

La tristesse et la colère s’essaient dans ce qu’on appelle entre nous « la nuit de la java » où le bébé se réveille et pleure, inconsolable. Les vaines négociations avec sa mère aboutissent à une forme de résignation permettant l’acceptation de la perte autour du troisième jour.

Il serait facile de résumer cette succession d’étapes à un phénomène réactionnel, adaptatif ou comportemental, mais ce serait dénier l’importance de la rencontre qui la soutend, source d’éprouvés opérant quant au consentement à se tourner vers le monde. Autrement dit, si le bébé franchi ces étapes, c’est en direction d’une chose auquel il est sensible et qui exerce sur lui une attraction suffisamment puissante pour l’arracher à son repli.

Ce n’est pas encore le processus convoqué ultérieurement pour se détacher d’un objet d’amour, qui suppose un psychisme capable de l’appréhender, mais elle en forme le contour, le chemin possible à sortir de l’impasse apparente et immédiate de la perte. Deuil et naissance sont intimement liés selon une articulation à serrer de plus près.

D Le travail du vide

Quand la mise au monde se déroule sous de bons auspices, elle débouche spontanément sur un vide dont le bébé va s’extraire depuis sa rencontre avec l’«Autre» maternel.“ Autre, lieu du symbolique d’où s’origine la parole du sujet … et autre(s) pour designer autrui. L’autre peut ainsi jouer le rôle de l’Autre ou non et dans ce cas, je propose de le marquer entre guillemet : “«Autre».2 Le bébé est un être langagier, doué de la faculté génétique du langage et de l’accès à sa dimension symbolique, mais pas encore un être parlant, il ne maîtrise ni la parole, ni les concepts auquels il va être progressivement introduit. Ce qui se présente à lui lorsqu’il crie n’est donc pas une personne et encore moins un père ou une mère, en revanche c’est un signifiant d’importance, ça lui parle. “Il est donc psychiquement vital pour lui que la parole de l’”Autre” à lui adressée soit, de façon suffisamment symbolique, parlante des modalités qualitatives et spatiales de son être pour que son enracinement lui permette petit à petit de traduire ainsi du vécu en langage parlé.”3

Pour revenir au vide, il n’est jamais que traversé et non comblé. Dans son article « La crainte de l’effondrement», Winnicott aborde une époque où le Moi était trop immature pour enclore l’événement de l’effondrement. Ne pouvant s’inscrire dans le champ d’expérience du Moi, il serait caché dans l’inconscient dont il précise qu’il n’est pas l’inconscient pulsionnel freudien. Autrement dit, il est forclos, hors de soi, mais toujours présent et prêt à se représenter sous la forme d’une crainte de l’effondrement à l’occasion d’une situation qui le rappelle. Si l’événement accouchement est le prototype de l’effondrement, alors la naissance est la construction qui s’oppose au vide et pose les bases de la co-existence comme modalité de vie extra utérine. En ce cas, le vide n’est plus l’ennemi du sujet, mais son support. « Le vide est une condition nécessaire et préalable au désir, le vide veut seulement dire : avant de commencer à se remplir »4.Comblé ce vide est un fantasme, il en subsiste toujours un reste sous une forme acceptable humanisante, le manque. L’état de manque «  a un rapport fort particulier avec ce qui est, en droit, son équivalent physiologique, l’état de besoin« … »Apparaît d’emblée le scandale majeur du fonctionnement psychique : sa première réponse « naturelle » est de méconnaître le besoin, de méconnaître le corps et de ne « connaître » que « l’état » que la psyché désire retrouver.5. Nous désirons d’être manquants, d’aspirer à ne plus l’être et ce, depuis le détachement associé au surgissement du vide. Puisque la qualité du sol natal ne suffit pas à expliquer le renoncement incontournable à dépasser la perte, comment le bébé en vient-il à se contenter d’un ersatz et donc à faire avec le manque ?

E L’Autre vers sens de la naissance

La clinique propose une réponse difficile à admettre. Afin de s’accrocher à notre monde, le bébé doit consentir au détachement douloureux de celui d’avant selon un double mouvement : renoncer et se tourner vers. C’est une autre manière de dire le deuil comme l’envers de la naissance, non son contraire mais, son autre versant, peut-être même son support. Naître procède en négatif d’un deuil, au sens des clichés photographiques. Il n’y a pas encore de sujet constitué, ni d’objet tout à fait identifiable pour le penser selon nos habitudes, mais nous en évitons l’impasse avec le concept de relation de milieu. Rendre supportable la douleur en reconnaissant la perte et l’existence du manque, fonde la premiere ressource maternelle. La mère est une représentante du monde assujettie à ses lois symboliques et ce qu’elle en a su-porter de son accès au monde, le manque, la frustration, l’incomplétude, son enfant devra le supporter aussi à cause de son désir. L’acte d’accueil maternel ne produit jamais autant d’effet qu’au regard de la perte.

Le don maternel revêt désormais deux aspects essentiels : il procure un sol natal qui amortit la chute du milieu utérin et soutient la perte comme principe de réalité dépassable. La mère autorise à perdre en donnant les moyens humains d’y survivre dans la rencontre avec « l’Autre », substitut de l’hallucination prénatale. Le terme d’hallucination souligne que la perception de la Totalité qui imprègne le foetus tout du long de sa gestation est la perception d’un objet iréel en soi ou en dehors de soi. En fin de compte, l’Autre devient ce à quoi on se relie et qui nous relie aux autres préexistants comme le faisait le cordon ombilical. Le petit d’homme ne se contente pas d’un ersatz, il est appris progressivement que désormais il en sera autrement. La spécificité humaine tient de ce besoin vital inédit d’avoir à soutenir une hallucination par delà l’accouchement. La totalité du foetus n’existe qu’à cet état, le réel c’est le cordon, symbole de l’incomplétude et le placenta, symbole de la nécessité humaine du rapport à l’Autre.

Au plus près de cette élaboration, Françoise Dolto définissait la castration suivant « le processus qui s’accomplit chez un être humain lorsqu’un autre être humain lui signifie que l’accomplissement de son désir, sous la forme qu’il voudrait lui donner, est interdit par la loi »6 . Plus loin, elle ajoute: « Ce qui sépare le corps de l’enfant du corps de la mère, et qui le fait viable, c’est la section du cordon ombilical et sa ligature. » …. « La cicatrice ombilicale et la perte du placenta peuvent, du fait de la suite du destin humain, être considérées comme une préfiguration de toutes les épreuves qu’on nommera plus tard castrations ( en y ajoutant l’adjectif orale, anale, urétrale, génitale). Cette première séparation est donc appelée castration ombilicale »7. Ce qui sépare fait viable! L’auteur précise que la section du cordon ombilicale est seulement une préfiguration de la castration. Au premier plan, bio – physiologique, de l’accouchement, l’enjeu pour le nouveau né n’est pas le désir et sa transcription symbolique, mais la survivance et l’adaptation de sa psyché, détachée de ses amarres biologiques désormais perdues, à un nouveau milieu habité par l’Autre et ce, par l’intervention d’une séparation. On n’entre pas dans le monde de par soi même, on y est introduit par une séparation qui fait don de vie sous condition d’y adjoindre le don de la naissance permettant au petit d’homme de se tourner vers l’actualité d’un monde nouveau” (JM Delassus). L’être humain “était” avant la naissance, naître c’est pouvoir continuer de l’être

On dit qu’un homme est né à l’instant où ce qui n’était au fond du corps maternel qu’un visible virtuel se fait à la fois visible pour nous et pour soi” (M.Merleau-Ponty)8.

Pour revenir aux propos de notre introduction, deuil et naissance, négatifs l’un de l’autre, sont des processus plus ou moins inachevés, toujours en mouvement lorsque nous allons bien. Le désir en est cause et conséquence. Il surgit autant de la nécessité, liée à la pulsion de vie, de naître

ou de faire naître, qu’il est la résultante du processus de deuil engendré par les séparations qu’il impose. Le déploiement de son propre désir, toujours à l’encontre de celui de l’autre, produit un mouvement de séparation/retrouvailles ambivalent qui devient source de culpabilité s’il met en péril le lien sur un plan réel, symbolique ou imaginaire. Pour exister, le désir ne peut faire autrement que d’encourir ce risque plus ou moins dépassable en fonction de l’histoire de chacun. Pour autant, nous ne cessons définitivement de naître que l’heure venue de notre mort.

Bertrand Schneider, Le 20/10/14

1 Kimura (B.) L’Entre, une approche phénoménologique de la schizophrénie, Millon, Grenoble, 2000, p28

2 Manier (A), Le jour ou l’espace a coupé le temps, étiologie et clinique de la psychose, Mayenne, entendre l’archaïque, Diabase, 2006, p65

3 Manier (A), Le jour ou l’espace a coupé le temps, étiologie et clinique de la psychose, Mayenne, entendre l’archaïque, Diabase, 2006, p44

4 Winnicott (D.W.), la crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989, p. 214

5 Aulagnier (P), La violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1995, p.46

6 Dolto ( F), L’image inconsciente du corps, Paris, éditions du Seuil, 1984, p.78

7 Ibid, p. 90-91

8 Merleau-Ponty (M), L’œil ou l’esprit, Folio essais, Saint-Amant, 2004, p. 32